❄︎ collision connectée. (libre)

June passait toujours par le parc en rentrant du travail. Mais si, d'habitude, elle voulait rentrer le plus vite chez elle, elle était absorbée aujourd'hui par sa conversation téléphonique. Sans s'en rendre compte, les quelques personnes posées sur les bancs tournaient la tête dans sa direction. Elle parlait fort avec des grands gestes de consternation. L'interlocuteur qu'elle avait au bout du fil n'était autre que son banquier pour faire opposition à sa carte. Qu'elle se sentait sotte ! L'oublier à côté du distributeur en récupérant l'argent. Quand même. Bon, au moins, elle avait des espèces sur elle le temps qu'il lui renvoie une nouvelle carte. Il lui faudrait réapprendre son code par coeur. La poisse ! Des paiements avaient déjà été effectués par le malotru qui avait trouvé la carte. June avait désormais un plafond de £100 en sans contact. Régale-toi, bonhomme, c'est la maison qui offre. Bien sûr, elle ne récupérerait jamais cet argent. L'homme au téléphone ayant fini, je m'occupe de la bloquer, vous en recevrez une sous une petite semaine, bonne fin de journée à vous, Madame Berkeley, et raccroché, June éplucha ses relevés bancaires. Un restaurant à £25, un vêtement chez Zara pour £29, un abonnement mensuel de £30 dans une salle de sport, et le restant, £16, écoulé. Bam. Son téléphone lui échappa des mains avant qu'elle n'ait eu le temps de regarder la provenance du dernier achat. June se baissa pour ramasser l'objet, constater une micro-rayure sur la protection d'écran, et en se relevant jeta un regard noir à la personne qui venait de la bousculer. Ou peut-être que c'était elle, qui venait de lui rentrer dedans. Mais ça, elle se garderait bien de l'avouer. "Pardon, quand on est poli." De toute façon, c'était son téléphone, à elle, qui avait pris le choc. C'était suffisant pour l'accuser.

Le type qui l'avait poussé, parce que oui, pour June, ça ne faisait plus de doute qu'elle était tout sauf responsable de cette collision, avait l'air aussi peu concerné qu'elle par ce qui l'entourait. Les prochaines minutes allaient être longues. June fit un bref déroulé mental du contenu de son frigo, elle avait faim, et pas vraiment envie que cette mésaventure lui fasse perdre plus de temps quand elle serait chez elle. Elle semblait se souvenir que, la veille, elle avait préféré se faire des oeufs au plat plutôt que de se décongeler un reste de hachis. Ça ne l'emballait pas plus ce soir, mais elle n'avait aucune envie de faire un détour par l'épicerie, et avec son problème de carte, il fallait peut-être qu'elle aille doucement sur les dépenses. Mais, bon sang, pourquoi avait-elle sauté le repas ce midi ?! La prochaine fois, les plannings attendront. "Voyez, ce n'était pas très compliqué." Elle ne décolérait pas. C'était toujours comme ça, quand elle avait une contrariété. Mais, dans sa vie de tous les jours, il n'y avait personne pour juger de ses aptitudes. Ce gars-là passerait vite à autre chose — et elle aussi, Dieu merci. "Pour moi, non. Ce qui est fait, est fait. On ne remonte pas le temps." Son ton n'était pas particulièrement agressif, disons désaxé. Elle avait perdu le contrôle de ses faits et gestes depuis le moment où elle avait vacillé, et que son téléphone était tombé. Perdu le rythme. Tout était question de timing, de toute façon. Elle savait pertinemment qu'elle devrait le compenser ailleurs. Tandis qu'il pointait le cellulaire, elle le rangea dans sa poche. Il n'avait pas à en voir le fond d'écran, ou d'éventuelles notifications par erreur. "Il a une protection. Faudra que je lui en rachète." Cette technique vieille comme le monde pour faire culpabiliser la personne en face, et faire passer quelque chose d'insignifiant pour une montagne. Quand on pensait avoir été lésé, savoir que l'autre était désarçonné à son tour édulcorait cette amertume du bord des lèvres. Et retenait les horreurs qui auraient pu sortir d'entre celles-ci. Ce n'était pas correct.

June était sérieusement en train de passer en revue tous les autres chemins possibles pour rentrer de son travail. Les noms des rues, avenues, stations de métro. Bon, la végétation allait lui manquer si elle changeait d'itinéraire, mais ce n'est pas le genre d'événement qui se reproduirait. C'était toujours difficile de passer ses journées dans un hangar froid qui résonnait à chaque son. Peut-être que ça expliquait qu'elle aime autant son bureau, vitré sur tout un pan de mur. Les mécanos voyaient plus la lumière du jour qu'elle. Elle aimait bien Hyde Park. Quand même, avec tout l'espace que le parc comptait, il avait fallu qu'il soit sur son chemin ! Et il osait l'accuser de faire la grimace. Avec tout ça, elle ne savait toujours pas ce que le voleur avait fabriqué de ses £16. Pourvu que ce ne soit pas un abonnement quelconque qui se renouvelle de manière automatique. Il suffisait que le prochain prélèvement ait été enregistré et qu'ils exigent un préavis de résiliation pour qu'elle soit pieds et poings liés un moment encore. "Parce que vous croyez que je vais sourire, en plus ?!" Ça fusait d'entre ses lèvres. Elle n'en manquait pas une. Il fallait qu'elle se calme, on ne réglait pas les conflits de cette manière. Elle était frustrée, stressée, sous pression. Une cocotte minute. Mais il fallait qu'elle reprenne le dessus, comme elle savait le faire, comme elle l'avait toujours fait. Changer de trajectoire n'était pas non plus une option. Son psy n'avait que deux mots à la bouche, entre deux raclements de gorge qui l'insupportait, pardonnez, June. Pardonner, quoi ? Pardonner son père d'avoir détruit leur famille ? Pardonner sa mère d'avoir baissé les bras ? Pardonner ce gars, qui essayait bien de se rattraper, pour avoir été là, au mauvais endroit, au mauvais moment ? June était trop fière, trop orgueilleuse pour cela. Elle n'allait pas s'abaisser à ce genre de mièvrerie. "Je pourrais me la payer, ça va aller." Son ton se faisait un peu moins cassant, même si, à vrai dire, elle était un peu vexée qu'il pense qu'elle veuille compter sur son argent. "Une boutique." Elle leva les yeux au ciel. Ce n'était pas méchant, mais ce genre d'endroit, elle les fuyait comme la peste, la lèpre et le choléra. Elle en prendrait une sur Internet. "Ils sont capables de vous trouver une surchauffe de batterie là-dedans pour vous faire payer trois fois le prix normal de la réparation !" Conseil d'ami. L'odeur de friture du stand situé à quelques mètres d'eux était plus alléchante que le hachis qui l'attendait chez elle. Vraiment, beaucoup plus. "Merci, mais je sais où je mets les pieds." Les choses auraient été tellement plus simples s'il s'était arrêté juste avant. Elle était presque prête à passer l'éponge. La tête qui commençait à lui tourner du peu de nourriture qu'elle avait ingéré aujourd'hui, eut raison de sa dernière riposte. Elle allait le regretter, ça, c'était sûr, mais la faim persistante depuis dix bonnes minutes lui martelait l'estomac. "Ok, balle au centre, une trêve ça vous tente ? Je meurs d'envie de me prendre une barquette de frites. Supplément ketchup." Sans attendre, elle profita de ne pas avoir à attendre derrière d'autres personnes pour aller se faire servir une grande portion, et revenir sur ses pas. "On partage ? J'en aurais trop pour moi toute seule." D'un geste du menton, elle lui indiqua un petit coin de pelouse où s'asseoir, et piqua une frite. "J'ai aucune envie de gâcher ma soirée. Et je suis sûre que vous non plus." Au cas où il comptait encore émettre des réserves.